L’ophicléide – Te vea arearea no tahiti Juin 1886

Le numéro 1 de L’Ophicléide, “Journal humoristique de Tahiti”, parut en juin 1886 à Papeete. Des élections au Conseil Général devant avoir lieu le 13 juin (il y est fait allusion plusieurs fois dans ce journal), on pourrait situer cette parution dans le premier tiers du mois, et même avant le 9[1]. Mais en page 3, des “informations” sont datées du 13 juin 1/2 (sic) et du 14 juin !

Il n’y eut pas de n° 2, ainsi que ses rédacteurs le pressentaient dans leur “profession de foi” : « Et si le jour qui le voit naître le voit aussi mourir, il aura toujours eu la satisfaction intime d’avoir dit au moins une fois la façon de penser de ses rédacteurs… et c’est quelque chose !».

C’est un journal de quatre pages, de grand format 28 x 41,5 cm. Son contenu se présente sur deux colonnes, excepté pour les publicités sur la deuxième moitié de la page 4.

La manchette propose un certain nombre d’indications amusantes, laissant à penser que l’on a affaire à une production de potaches. Le titre, placé en diagonale, est étrange. Un ophicléide est un instrument de musique à vent, de taille imposante, de la famille des cuivres, et qui est déjà en désuétude dans les années 80 du XIXème siècle, remplacé peu à peu par le tuba.

Le choix de ce nom est expliqué plus loin : « Nous aurions pu appeler cette feuille, dont l’apparition sera l’une des gloires du XIXème siècle (siècle déliquescent !), aussi bien Le Carillon, La Clochette, Le Bourdon, etc…etc. Nous avons choisi le nom d’Ophicléide parce que si La Cloche abuse de son cuivre, nous pourrons toujours jouer de notre instrument… avant ». Il est clairement fait allusion au journal La Cloche, dont le n° 1 était sorti peu avant, le 25 mai de la même année. La suite de l’explication repose sur un jeu de mots : « Notre titre nous donne aussi le droit de nous comparer à la divinité elle-même […] car si Dieu fit le monde en six jours, il ne faut pas perdre de vue qu’O FIT CLÉIDE en 6 bécarres »[2]“.

Qui sont les créateurs de cette publication ? O’Reilly[3] écrit qu’elle semble être “l’œuvre de deux avocats de l’époque : Langomazino fils et J. Texier”.

Hégésippe Langomazino (1844-1911) était un défenseur (avocat) qui avait pris la succession de son père Joseph Langomazino décédé en 1885.

Jules Texier (1858- ? ) était aussi un défenseur. Il avait épousé en 1886 Marie-Antoinette Brault (1867-1953), sœur de Léonce Brault. Il était reparti en France après avoir divorcé.

Leur nom n’apparaît pas ; il y a seulement une mention signée de La Rédaction : « Si tu veux savoir mon nom, mon cordonnier l’a mis sous ma semelle ».

Le Comité de Rédaction est : TOUT-LE-MONDE.

La Direction et l’administration sont au nom d’un certain WITAS, rue de Bréa. On trouve dans le BO des ÉFO de 1886, au 14 décembre : M. Witas est nommé agent du service actif des contributions à Papeete en remplacement de M. Charles .

Le reste de la manchette est à l’avenant :

On ne s’abonne nulle part.

Journal en Scie bécarre.

Prix du numéro : 1 franc – 0,50 pour les Bonnes d’Enfants, les Militaires non gradés, et les personnes atteintes de “feefee”. Gratis pour les individus justifiant du mal de “macaque”[4].

Presque illustré quoique peu judiciaire – Un tantinet poétique – Légèrement politique – Nullement commercial – Mais d’annonces.

Paraissant de temps en temps.

Les journaux de ce temps adoptaient tous une formule latine. Pour L’Ophicléide, ce fut : Et nunc erudimini qui judicatis terram. Il s’agit d’un extrait de la Bible, psaume 2.10, dont la formulation précise est : Et nunc reges intelligite erudimini qui judicatis terram : « Et maintenant, rois, comprenez, corrigez-vous, juges de la terre !

On trouve aussi, dans la profession de foi, une justification de la date de parution : « L’Ophicléide a choisi le mois de juin pour sortir du chou, parce que ce mois est sous le signe zodiacal du Cancer, et que comme lui l’Ophicléide trop pique ». Ce jeu de mots se comprend mieux quand on sait qu’une partie de la racine grecque de cet instrument – ophis – signifie serpent.

En page 2, on peut lire, sur deux colonnes et demie, le seul article “sérieux” pour lequel ce numéro semble avoir été destiné. Il s’agit d’un réquisitoire contre l’arrêté du 17 mai 1886 et contre son rédacteur, le Chef du Service judiciaire, le Procureur de la République par interim Pissarello. C’est un texte portant « réorganisation du corps des défenseurs, et réglant l’exercice du droit de défense des parties devant les tribunaux de la colonie »[5].

L’auteur de l’article, après un long développement, estime que ce texte est inopportun et « qu’il assimile les défenseurs à des collégiens qu’on met au pain sec pendant quinze jours quand ils n’ont pas été bien sages ». Assurément, le Procureur p.i. Pissarello est en conflit avec au moins un défenseur « qui possède un nez qui déplaît au ministère public ».

Le journal fait état de la rumeur selon laquelle ledit Pissarello pourrait être nommé titulaire de son poste.

À la rubrique “Âneries Ultra-Bécarres“, on lit cette information qui égratigne trois personnalités :

Il est question de l’installation de bancs sur la place du gouvernement. Il est certain que le beau naît (Frédéric Auguste Bonet, défenseur, qui fut élu le 13 juin au Conseil Général) dans la Colonie. Mort à qui nie (Dauphin Moracchini, Directeur de l’Intérieur, Gouverneur par interim) ce fait dont l’évidence s’impose à tous. Nos administrateurs nous paraissent désormais plus précieux que le diamant, car celui-ci, en effet, ne raie que le verre, tandis que pour le banc, c’est pis, ça raie l’eau (Pissarello, Procureur).”

Ça ne vole pas haut.

Le directeur de La Cloche, Gaston Cognet, est pris à partie. Outre l’annonce de sa future nomination comme défenseur, il est fait allusion à son refus de se battre en duel suite à un article paru dans son numéro 1.

Quatre personnages sont présentés comme candidats de Papeete aux élections générales, mais ils ne sont désignés que par des surnoms : Cyclope, dit Cherche-Oreilles ; Mac-Aroni, dit Jambe-de-Coton, Violet, fabricant de pipes, et Bloum-Pudding. Il est tentant d’y voir les quatre élus : Bonet, Cardella, Langomazino et Liais. Dans la rubrique “Avis” en dernière page, on retrouve trois de ces sobriquets dans deux annonces fantaisistes :

– Il a été perdu une caisse de pipes Violet – La rapporter à l’usine Bloum-Pudding, à S. Francisco – Récompense au net.

– Spécialité de “Lapins pour Dames” – S’adresser à Mac-Aroni, à Papeete.

La rubrique “Mouvements du Porc” (port) est aussi fantaisiste que le reste, avec “Guère de navires entrés” (au lieu de navires de guerre), etc.

Deux articles se rapportent aux élections. L’un, signé Léo Delpech, “Candidat Larmoyant“, propose “l’Union des Peuples, sous les auspices d’une divinité souveraine : Inclinons nos fronts poudreux devant la PENSÉE LIBÉRALE“.

L’autre, signé Mouchy, “candidat Va-nu-Pieds” propose un programme en trois points : “Je soutiens l’hôpital chinois, la Direction de l’Intérieur, l’asile des aliénés, toutes institutions très-salubres“.

Il y a encore bien d’autres passages qui se veulent humoristiques…

Journal de circonstance (à la veille d’une élection), sans lendemain, on ne sait pas à quel nombre d’exemplaires il fut tiré, ni s’il suscita de l’intérêt – et auprès de qui ? Ses auteurs s’en désintéressèrent-ils très vite ? Y eut-il des pressions pour les faire taire ?…

T022 01
T022 02
T022 03
T022 04

[1]     À la page 3, il est dit, dans la rubrique “Informations” : « On parle de la nomination de M. J-T. Cognet, agent  d’affaires, comme défenseur ». Or la décision, en date du 9 juin, paraît au JO des ÉFO du 10 juin.

[2]     Bécarre : signe qui indique sur une partition qu’il faut restituer sa hauteur naturelle à une note précédemment altérée (diésée ou bémolisée). Cléide était une des trois nymphes ayant élevé Bacchus sur l’île de Naxos.

[3]     O’Reilly, Bibliographie de Tahiti, Paris, 1967.

[4]     Mal de (la) macaque : une bronchite.

[5]     JO des ÉFO du jeudi 20 mai 1886.

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